Transition numérique
Le temps social comme boussole
Si l’Intelligence Artificielle (IA) n’est pas un phénomène nouveau pour le monde du travail et de l’entreprise, elle est entrée récemment dans une phase d’innovation technologique, notamment avec l’émergence de l’IA dite générative, qui suscite déjà des bouleversements économiques et sociaux majeurs. Largement accessibles du fait de leur disponibilité en ligne et souvent de la gratuité de leur utilisation, ces applications recourant à l’IA ont fait irruption dans le quotidien de nombreux citoyens mais aussi de nombreux salariés. C’est cette facilité d’accès et d’usage par les particuliers comme les professionnels qui donne aujourd’hui à l’IA sa capacité de diffusion rapide dans le monde du travail qui n’est toutefois pas sans conséquences
pour la cohésion économique et sociale de notre pays, ni pour notre environnement.
Alors que la France est toujours affectée par la désindustrialisation, comme en témoigne l’actualité de nombreux plans de licenciements, l’accélération du déploiement de l’IA en entreprise fait peser une menace supplémentaire sur l’emploi, particulièrement dans le secteur tertiaire qui jusqu’ici se trouvait plutôt épargné. Dans ce contexte, la CFTC croit qu’il est indispensable d’accompagner la transition numérique par un dialogue social à même de tempérer les excès d’une nouvelle technologie dont les risques, d’ailleurs, ne se limitent pas uniquement à la destruction d’emplois. Parce qu’elle exacerbe également des tendances de fond néfastes, telles que le recours au “management algorithmique” ou “la plateformisation de l’économie”, la révolution de l’IA sans dialogue pourrait bien devenir une brutalisation sociale.
Ainsi, le mot d’ordre de la CFTC est de faire simultanément de l’IA un levier de performance économique, de performance écologique et de performance sociale. Loin de la considérer seulement comme un danger, la CFTC voit aussi dans l’IA une opportunité de faire du travail un objet d’épanouissement où le salarié est soulagé des tâches les plus dévalorisantes, les plus pénibles et les plus dangereuses. C’est pourquoi il est indispensable que l’intégration de l’IA en entreprise poursuive aussi des objectifs non-économiques comme l’amélioration des conditions de travail, de prévention des accidents et maladies professionnelles ou encore de conciliation des temps de vie personnelle et professionnelle. Dès lors, il est urgent d’associer les salariés et leurs représentants aux discussions et aux décisions relatives aux usages
de l’IA afin de conjuguer progrès social, progrès économique et préservation de l’environnement.
La CFTC plaide pour une association des salariés et une consultation des partenaires
sociaux à tous les niveaux, en entreprises, au sein des filières et des branches, ainsi qu’au niveau national pour :
- Faire sortir l’IA de la clandestinité,
- Mieux l’adapter au travailleur et à ses besoins,
- Y former le plus grand nombre de salariés
- En faire une utilisation compatible avec la préservation de l’environnement et des interactions humaines.
Sortir de la clandestinité
Encadrer l’IA pour sécuriser le monde du travail
Bien qu’ils ne soient pas encore massivement utilisés dans le monde de l’entreprise, les systèmes d’IA (SIA) n’attendent pas nécessairement d’initiatives de l’employeur pour s’introduire dans le quotidien des salariés. Avec de nombreuses applications et logiciels gratuits et immédiatement disponibles (agents conversationnels, générateurs d’images, assistant IA pour le traitement de texte), l’IA est à la portée de tous ceux qui la connaissent sans qu’il soit nécessaire d’en faire la demande formelle à sa hiérarchie. Néanmoins, cette pratique professionnelle clandestine (aussi appelée “Shadow IA”) nourrie par l’absence de dialogue social et parfois même par la défiance, avérée ou supposée, vis-à-vis de l’IA n’est pas sans conséquences sur le bon fonctionnement de l’entreprise et sur le bien-être des salariés.
En effet, l’IA non-encadrée fait courir le risque d’ouvrir des failles de sécurité, par exemple en matière de données protégées, et de générer du contentieux juridique lorsqu’il est fait un mauvais usage de ces outils se servant souvent de données personnelles et sensibles pour produire leurs résultats. En outre, l’IA clandestine en entreprise participe également à l’accroissement des inégalités entre les salariés parce qu’elle entretient l’ambiguïté sur l’acceptation de son utilisation par les pairs et surtout par la hiérarchie et l’employeur. Au-delà même de la crainte d’y avoir recours, l’absence de dialogue sur le sujet restreint l’opportunité pour certains salariés de s’informer et de se former sur l’usage des outils d’IA, notamment pour les personnes les plus éloignées du numérique. Cette situation est dommageable autant pour la collectivité (entreprises, territoires, société) que les salariés puisque tout retard pris dans un contexte d’évolution rapide du marché du travail nuit à leur employabilité et augmente donc mécaniquement le risque chômage lié à la réorganisation des tâches induite par l’IA.
Notre positionnement
Pour la CFTC, il est urgent de faire sortir l’IA de la clandestinité en entreprise pour :
1) qu’elle ne soit pas source d’inégalités entre les travailleurs et que ceux-ci puissent bénéficier de formations qualifiantes reconnues et plus particulièrement pour les personnes dont les métiers sont directement impactés,
2) qu’elle ne soit pas vectrice de failles de sécurité et de risques juridiques - notamment en matière de données,
3) qu’elle puisse être encadrée et contrôlée selon les besoins et caractéristiques spécifiques de l’entreprise,
4) que l’IA devienne un objet de dialogue social au service des salariés et des entreprises
Nos préconisations
Engager une négociation d’accord collectif dans les entreprises pourvues de délégués syndicaux qui envisagent de mettre en place l’usage de l’intelligence artificielle dans leur organisation de travail. Cette négociation devra être précédée d’un diagnostic pour clarifier les attentes et les engagements concernant l’usage de l’IA afin de 1) permettre à tous ceux qui le souhaitent de s’en saisir sans porter préjudice à l’organisation et à ses collaborateurs et de 2) prévenir tout conflit éthique et juridique.
Dans le sillage de l’adoption du règlement européen sur l’IA en mars 2024 , poursuivre les efforts de régulation à l’échelle de l’UE avec une obligation de recourir au dialogue social dès lors qu’un système d’IA influe sur le travail et son organisation.
Dans les entreprises d’au moins 50 salariés : consulter le CSE avant toute introduction d’une nouvelle technologie au sein de l’entreprise. Ce dernier assurera par la suite le suivi de son déploiement et ses effets sur l’emploi, l’organisation du travail et les conditions de travail.
Dans les entreprises sans présence syndicale et représentation du personnel :
- Aménager un temps et un espace avec les salariés pour discuter du déploiement de l’IA et leur permettre d’exprimer leurs interrogations et leurs besoins.
- Initier dans les CPRIA et les CPRPL un dialogue social sur l’intégration de l’IA dans l’environnement spécifique des entreprises de l’artisanat et des professions libérales.
Adapter l’outil au travailleur
Humaniser l’IA pour la rendre plus acceptable
Fidèle à sa vision optimiste du progrès compris comme la combinaison de la prospérité économique et du bien-être social, la CFTC considère que l’IA ne doit pas seulement être une promesse d’efficacité et de relance de la productivité mais aussi être un levier d’amélioration sociale au bénéfice des salariés et de la société. Cependant, il n’est pas possible de se rapprocher de cet idéal sans combattre certaines évolutions néfastes du monde du travail tels que le management algorithmique ou l’essor du microtravail, que l’IA a malheureusement tendance à renforcer. Ainsi, la CFTC s’oppose à toute gestion algorithmique des travailleurs par un SIA qui ne serait pas supervisé par un humain et dont les décisions ne relèveraient pas d’une responsabilité humaine clairement identifiable. Pour qu’elle soit acceptée, l’IA ne doit pas remplacer les interactions humaines réelles nécessaires à l’établissement d’un lien de confiance dans l’entreprise mais elle doit seulement faciliter et accompagner la prise de décision.
Cette conception de l’IA comme facilitatrice du travail et non comme un outil exclusivement donneur d’ordres est centrale dans les revendications de la CFTC. Parce que la subordination à la machine ne peut être un horizon souhaitable permettant de satisfaire le besoin d’épanouissement, la protection de la dignité des travailleurs et la nécessité de sauvegarder les relations humaines, la CFTC refuse également que les emplois détruits soient remplacés par de nouveaux emplois dont la finalité ne serait que l’alimentation et l’entretien des systèmes d’IA. Ce phénomène, pouvant être qualifié de “microtravail” ou de “tâcheronnat”, favorise la précarisation des travailleurs par l’affaiblissement du salariat au profit d’un modèle de travail indépendant dont la rémunération forfaitaire serait tributaire de la demande des entreprises. Déjà préoccupée par l’essor des plateformes de travail en ligne, leurs effets sur le niveau de vie des travailleurs et le financement de la protection sociale, la CFTC défend un usage de l’IA qui n’isole pas les travailleurs, ni ne les éloigne des entreprises mais au contraire qui les y maintient.
Notre positionnement
Alors que l’IA est avant tout présentée comme un levier de performance économique, la CFTC croit qu’elle peut-être aussi un formidable levier de performance sociale à condition qu’elle ne se substitue pas aux interactions humaines et qu’elle ne donne pas lieu à une subordination déshumanisante du travailleur à la machine. Pour conjuguer ces deux performances indissociables, il est judicieux d’intégrer dans le cahier des charges de l’IA des objectifs d’amélioration des conditions de travail, de meilleure conciliation des temps de vie personnelle et professionnelle ou encore d’adaptation du lieu de travail aux personnes en situation de handicap.
Nos préconisations
Inscrire à l’agenda social autonome des partenaires sociaux le principe d’une négociation nationale interprofessionnelle sur le déploiement de l’IA en entreprise. Cette négociation devra notamment préparer les branches professionnelles à la définition d’un cadre de concertation des salariés ajusté selon les spécificités de leurs
enjeux et leurs besoins.
Distribuer les gains de temps permis par l’IA entre l’exécution de tâches plus valorisantes et des aménagements en faveur de la conciliation des temps de vie professionnelle et personnelle ainsi que de la montée en compétences des salariés.
Intégrer l’intelligence artificielle de manière progressive et expérimentale, en prenant en compte les retours des salariés et les spécificités de leur environnement de travail et évaluer le coût d’opportunité socio-économique de l’automatisation des tâches.
À ces fins :
- Créer, au sein des CSE, une obligation renforcée de consultation et d’information concernant le déploiement et la mise en oeuvre de l’IA en entreprise, ainsi que ses conséquences sur l’emploi.
- Renforcer le rôle d’accompagnement des entreprises des Commissions Paritaires Nationales de l’Emploi et de la Formation Professionnelle de chaque branche professionnelle.
Diffuser les savoirs-faire de demain
Faire de l’IA une opportunité pour le plus grand nombre
Bien qu’elle soit relativement jeune, l’IA générative modifie déjà l’équilibre du marché du travail avec une dépréciation de certains savoir-faire liés à des tâches dites automatisables, ce qui s’est traduit récemment par des plans de licenciement, notamment dans le secteur bancaire (ex. CCF), du service-client et des médias (ex. Onclusive). Ces destructions d’emplois sont rarement compensées par la création de nouveaux, et même lorsqu’elles le sont, ces nouveaux emplois sont :
- soit moins bien rémunérés puisque l’IA en capte une partie de la valeur ou
- sont incompatibles avec le profil des salariés licenciés car il est désormais attendu d’eux qu’ils maîtrisent les nouvelles technologies.
Sachant que le domaine technologique de l’IA évolue rapidement et pourrait toucher demain d’autres métiers, il est indispensable de préparer les salariés à son utilisation pour que l’IA leur offre des perspectives au lieu de les reléguer, ou pire, de les priver d’activité.
À cette fin, la CFTC défend la nécessité d’actions de formation ambitieuses c’est-à dire qualifiantes et diplômantes, qu’il s’agisse de formation initiale ou continue afin de donner aux générations actuelles et futures les moyens de comprendre les nouveaux outils numériques et surtout de les maîtriser afin qu’ils puissent les mettre au service de leurs aspirations professionnelles. Cela est particulièrement vrai pour les femmes qui sont sous-représentées dans les formations préparant aux métiers de la science, de la technologie, de l’ingénierie et des mathématiques (STIM). Fermement attachée à la lutte contre les inégalités de genre et de salaire, la CFTC juge que la formation doit être le premier pilier d’une stratégie nationale de l’IA car elle donnera à chacun les meilleures chances d’en tirer profit.
Notre positionnement
Convaincue que la réussite du virage technologique en cours repose sur sa compréhension et son acceptation par les travailleurs, la CFTC milite pour leur reconnaître le droit de chacun de bénéficier des gains économiques et sociaux que l’IA pourra engendrer.
Il est donc essentiel de donner au plus grand nombre l’opportunité d’utiliser l’IA pour faire évoluer sa carrière et valoriser son parcours professionnel grâce à une politique de formation ajustée aux besoins des différents secteurs et ciblée sur les travailleurs les plus exposés à la précarité.
Nos préconisations
Faire de la formation initiale et de la politique de l’enseignement un levier de sensibilisation et d’apprentissage de l’IA afin de préparer les futures générations à en faire une utilisation éthique et professionnelle.
Inclure systématiquement la maîtrise des outils d’IA dans la Gestion des Emplois et des Parcours Professionnels (GEPP) et déterminer les besoins par branches et par filières afin de cibler l’effort de formation aux secteurs les plus sensibles.
Préserver le social et l’environnement
Choisir une IA sobre et sur-mesure
Si l’intégration de l’IA dans le monde du travail porte la promesse de renouer avec des gains de productivité et laisse entrevoir d’importants gisements de croissance, cela ne doit pas occulter les coûts écologiques de sa généralisation. Pour satisfaire les requêtes de ses utilisateurs, les SIA ont besoin d’un important réseau d’infrastructures qui suppose des aménagements territoriaux souvent en contradiction avec les objectifs de la transition écologique et les injonctions faites aux citoyens de réduire leur propre consommation. Loin d’être immatériels, les SIA exercent donc des pressions sur notre environnement que ce soit en termes d’extraction de ressources naturelles et d’occupations des sols ou en termes de consommation en eau et en électricité. C’est pourquoi, l’adoption de l’IA ne peut pas s’exonérer d’une réflexion sur la décarbonation de notre mix énergétique qui l’alimente voire même, dans certains cas, d’une réflexion sur la manière dont il est possible de s’en passer.
Cette réflexion ne doit pas non plus omettre de prendre en compte les dangers qu’elle fait peser sur des métiers dont la performance ne peut pas se mesurer uniquement à l’aune de leur rentabilité économique. Ainsi, les métiers du soin, de la cohésion sociale et de la culture ne peuvent être considérés de la même manière que les autres au regard des services non-monétaires qu’ils rendent à la société. Si certaines des tâches qu’ils exécutent sont effectivement automatisables, cela ne doit se faire qu’au bénéfice d’une libération de leur temps de travail pour mieux remplir leur fonction de ciment social, par exemple en libérant du temps de consultation et de soin pour les métiers du médical et du médico-social.
Notre positionnement
Consciente de la nature intrinsèquement ambivalente de l’IA, la CFTC croit que sa généralisation ne doit pas être une fin en soi et qu’elle doit être systématiquement soumise à un examen contradictoire approfondi où les bénéfices économiques potentiels sont pondérés par les coûts sociaux et écologiques qu’elle induit.
Nos préconisations
Concevoir au niveau de l’entreprise une charte des bons usages de l’IA encourageant une utilisation modérée et rigoureusement professionnelle dans une perspective de réduction de l’empreinte carbone.
Recourir systématiquement à la concertation entre la direction et les élus du personnel avant toute automatisation de tâches afin de ne pas en occulter les coûts sociaux et environnementaux.
Conclusion
Aux yeux de la CFTC, l’IA est un virage technologique qu’il ne faut pas manquer car il peut être source d’un enrichissement collectif inédit à condition toutefois d’en préparer correctement la mise en oeuvre. Cela ne peut se faire que par l’éducation et la formation des générations actuelles et futures à la compréhension technique et l’utilisation pratique de l’IA afin qu’elles soient maîtresses de l’outil et non subordonnées à lui. Cela ne peut se faire non plus sans une souveraineté technologique et numérique qui donneront à l’Europe et à la France le choix de façonner l’IA selon leurs propres standards mais aussi la capacité de la soumettre à leurs propres règles.

