19. La poursuite d’une nouvelle articulation des normes



Préambule

Les ordonnances accélèrent la réécriture du Code du travail initiée par la loi Travail de 2016 en instaurant la primauté de l’accord d’entreprise sur bien des sujets. La place des branches professionnelles, en cours de restructuration, et le rôle des conventions collectives sont largement redéfinis. Les élus et mandatés, avec leurs organisations syndicales, doivent s’approprier ces nouvelles articulations du droit du travail (avec le triptyque Ordre public – Champ de la négociation collective – Dispositions supplétives) pour repenser leur stratégie de négociation. Celle-ci devra souvent commencer par négocier les moyens même de la négociation. Même les négociations annuelles obligatoires, qui portent notamment sur les salaires, perdent leur caractère annuel et obligatoire et pourront, sous réserve d’accord, avoir lieu seulement tous les quatre ans selon des modalités… négociables. La stratégie de négociation doit également désormais s’inscrire dans les nouvelles règles de validité des accords d’entreprise (accord majoritaire ou référendum rendu possible à l’initiative de l’employeur) qui vont bousculer les équilibres sociaux dans les entreprises. Se saisir des nouveaux enjeux de la négociation collective est primordial pour les organisations syndicales, d’autant plus que les ordonnances permettent de négocier sans organisation syndicale, en particulier dans les petites entreprises.

La hiérarchie des normes et le principe de faveur

Le droit du travail a longtemps été régi par la hiérarchie des normes et le principe de faveur. C’est-à-dire que la loi prévalait sur la convention collective de branche qui elle-même primait sur les accords d’entreprise. La convention collective ne pouvait déroger à la loi qu’à condition d’être plus favorable aux salariés et l’accord d’entreprise ne pouvait déroger à la convention collective qu’à condition d’être lui-même plus favorable aux salariés.

Au fur et à mesure, ces deux grands principes ont connu des exceptions, puis des aménagements, en particulier avec la loi Fillon de 2004 qui impose aux branches de prévoir explicitement une clause de verrouillage pour empêcher qu’un accord d’entreprise puisse déroger à la convention collective dans un sens défavorable aux salariés.

Une nouvelle articulation des normes par la loi Travail…

Avec la loi Travail de 2016, ce qui était une exception est devenu la règle, en instaurant la primauté de l’accord d’entreprise en matière de durée du travail et de congés dans un premier temps, et en actant l’idée d’étendre cette réécriture du Code du travail aux autres thèmes d’ici deux ans. C’est ce que l’on a appelé l’inversion de la hiérarchie des normes, puisque l’accord d’entreprise pouvait déroger à l’accord de branche y compris dans un sens défavorable aux salariés et que la majorité des dispositions du Code du travail devenaient supplétives, c’est-à-dire qu’elles ne s’appliquaient plus qu’en l’absence d’accord.

Le droit du travail est alors régi selon 3 principes :

  • L’ordre public défini par la loi, auquel on ne peut pas déroger
  • Le champ de la négociation collective, au niveau de l’entreprise et/ou de la branche
  • Les dispositions supplétives définies par la loi mais qui s’appliquent uniquement en l’absence d’accord d’entreprise et/ou de branche.

Poursuivie et approfondie par les ordonnances

Les ordonnances accélèrent et approfondissent le mouvement de réécriture du Code du travail initié par la loi Travail de 2016 :

* De nouveaux chapitres du Code du travail sont réécrits selon le triptyque Ordre public – Champ de la négociation collective – Dispositions supplétives. Même s’il est à noter que les articles réécrits du Code du travail oscillent, sans qu’on puisse y trouver une logique, entre textes isolés et textes organisés autour de ce triptyque.

* Pour les nombreux éléments renvoyés à la négociation collective, l’arbitrage entre les normes relevant des conventions collectives de branche et celles relevant des accords d’entreprise est scellé.

Ces mesures transforment en profondeur les relations sociales et de la production des normes de droit du travail. Les élus et mandatés, avec leurs organisations syndicales, doivent s’approprier ces nouvelles articulations du droit du travail et repenser leur stratégie de négociation. D’autant plus que cette dernière ne bénéficie d’aucun enrichissement en termes de moyens dédiés. La première étape de la négociation sera donc souvent de négocier des moyens pour négocier, si ce n’est « à armes égales » au moins en limitant le déséquilibre des parties.

Accélération de la restructuration des branches professionnelles

Sujet déjà abordé par les lois précédentes, les ordonnances renforcent le processus de restructuration des branches professionnelles en avançant d’un an la date à laquelle le ministre du Travail pourra prononcer la fusion des branches qui n’ont pas négocié depuis août 2009 et en faisant passer le critère de taille (branches comptant moins de 5 000 salariés) du domaine réglementaire à la loi. Les branches ont donc jusqu’en août 2018 pour opérer les rapprochements nécessaires. A défaut, le ministre engagera la procédure de fusion à compter de cette date. Cette restructuration s’ajoute aux processus de négociation qui vont s’ouvrir dans les branches en application des ordonnances.

L’ordre public conventionnel

La Loi Travail imposait aux branches de négocier leur ordre public conventionnel dans un délai de 2 ans, soit d’ici août 2018. L’objet de cette négociation était de déterminer, pour chaque branche, les thèmes sur lesquels les accords d’entreprise ne pouvaient être moins favorables que les accords de branche (à l’exclusion de la durée du travail, des repos et des congés, thèmes pour lesquels la loi Travail prévoyait la primauté de l’accord d’entreprise). Cette obligation est désormais supprimée puisque les ordonnances imposent ces thèmes (Cf. Fiche 20). Cela ne fait donc plus partie des missions de la branche, ni des critères que le ministre du travail peut retenir pour décider la fusion de branches dans le cadre de leur restructuration. Néanmoins, la négociation de branche garde toute son importance car si les thèmes de l’ordre public conventionnel ne peuvent plus être fixés librement, leur contenu reste une prérogative de la branche.

Restrictions à l’extension des accords de branche

Pour mémoire, la procédure d’extension permet de rendre obligatoires les dispositions d’une convention collective de branche à tous les salariés et employeurs compris dans son champ d’application, par un arrêté d’extension du ministre du Travail. En France, c’est un élément clé pour la définition des conditions de travail des salariés.

L’ordonnance n°2017-1388 du 22 septembre 2017 portant diverses mesures relatives au cadre de la négociation collective renforce l’encadrement des extensions d’accords de branche :

* Désormais, le ministre du Travail peut refuser l’extension d’un accord collectif pour des motifs d’intérêt général notamment pour atteinte excessive à la libre concurrence.

* Nouvelle prérogative, le ministre du Travail pourra, de sa propre initiative ou à la demande d’une organisation patronale ou syndicale concernée par l’extension d’un accord, saisir un groupe d’experts chargé d’en apprécier les effets économiques et sociaux. Ce groupe d’experts est composé de cinq personnalités nommées pour 4 ans par le ministre du Travail (Cf. Décret n° 2017-1689 du 14/12/2017 sur les règles de fonctionnement du groupe d’experts).

* Le ministre pourra étendre les clauses d’un accord de branche sous réserve de la conclusion d’un accord d’entreprise complémentaire. Autrement dit, la loi autorise le ministre à étendre des clauses conventionnelles incomplètes en subordonnant leur entrée en vigueur à l’existence d’un accord d’entreprise prévoyant les dispositions manquantes, dispositions pour lesquelles il ne sera donc pas en mesure d’apprécier la conformité avec les textes législatifs et réglementaires en vigueur.

Toutes ces mesures, qui s’appliquent aux conventions et accords conclus à compter du 1er janvier 2018, visent à limiter les « entraves à la libre-concurrence » au sein des branches (et répondent en cela aux recommandations formulées par l’OCDE dans une note de juillet 2017), notamment en permettant à de petites entreprises comme les start-ups d’entrer plus facilement sur un marché en s’affranchissant des règles posées par la convention collective de branche.

Les restrictions aux extensions des accords de branche ne seront pas sans conséquence pour les salariés. En effet, lorsqu’un accord de branche n’est pas étendu, ses dispositions ne s’appliquent qu’aux salariés des entreprises appartenant aux organisations patronales signataires de l’accord de branche. Les salariés des entreprises non-signataires ne peuvent alors pas bénéficier des droits définis dans la convention collective de branche.

Vers un droit du travail spécifique pour les petites entreprises

Désormais, pour être étendu, un accord de branche doit, sauf justifications, comporter des dispositions spécifiques pour les entreprises de moins de 50 salariés. Elles peuvent prendre la forme d'accords types indiquant les différents choix laissés à l'employeur, que celui-ci pourra appliquer au moyen d’un document unilatéral indiquant les choix qu’il a retenus après en avoir informé les délégués du personnel, s'il en existe dans l'entreprise, ainsi que les salariés. Ces dispositions spécifiques pour les petites entreprises peuvent porter sur l'ensemble des négociations prévues par le Code du travail.

L’impact majeur de ces mesures, couplées à celles facilitant la négociation sans délégué syndical (Cf. Fiche 23) et à celles facilitant la procédure de licenciement et réduisant les indemnités prud’homales (Cf. Fiches 29 et 30), concerne les petites entreprises. Le risque d’un droit du travail à plusieurs reprises est réel. Au-delà de la taille de l’entreprise, c’est aussi sa position dans la chaîne de valeur (en particulier pour les entreprises, même de taille intermédiaire, sous-traitantes de grands groupes) qui pourra exposer ses salariés à des phénomènes de dumping social.